Non pas l’homme en tant que roi de la création, mais plutôt celui qui est touché par la vie profonde de toutes les formes ou de tous les genres, qui est chargé des étoiles et des animaux même, et qui ne cesse de brancher une machine organe sur une machine énergie, un arbre dans son corps, un sein dans la bouche, le soleil dans le cul: éternel préposé aux machines de l’univers.
Gilles Deleuze et Félix Guattari,
L’Anti-Oedipe, p. 11.
L’univers de l’artiste Sonia Hivert n’est pas sans rappeler celui du peintre et illustrateur américano-allemand, Richard Lindner. Comme lui, Hivert peint ou dessine avec des couleurs vives et dans un style psychédélique et faussement naïf, les milles et unes métamorphoses qui affectent l’homme post-moderne. Tantôt se concentrant sur la complexité machinique de l’univers dans lequel est pris cet homme – nommé par Hivert « le perso-bulle » – tantôt sur son corps (sans organe) et ses fantasmes – nommés par Hivert ses « divagations » – ses productions se divisent en trois grandes catégories: la catégorie des oeuvres représentant des « perso – organes », comme dans ses grandes peintures, la catégorie des « perso énergie », comme dans ses séries d’encres, et la catégorie des oeuvres représentant des « perso-fantasmes », comme dans sa série de croquis.
Mais avant d’en venir plus spécifiquement à l’analyse de ces trois séries qui composent l’oeuvre d’Hivert, il convient de décrire, pour commencer, la nature de ses perso-bulles. Car ce sont ces personnages – ne possédant aucune identité hormis celle de leur genre (homme ou femme) – qui détiennent le secret qu’explore, à un triple niveau, les productions d’Hivert. Corps sans bouche (pour téter), sans yeux (pour imaginer), sans oreilles (pour écouter et parler), sans anus (pour chier), ces personnages sont des êtres qui pourraient ne jamais être nés et qui, de par leur caractère lisse et générique, sont à mi-chemin entre le protée (capable de prendre toutes les formes), et le foetus, dont les capacités de métamorphoses se voient sans cesse réduites par l’effet que produit sur lui le monde dans lequel il vit, et l’éducation qu’il reçoit.
On pourrait donc dire que les perso-bulles d’Hivert représentent, d’une manière à la fois simple et parfaite, l’oscillation constante qui affecte la « nature » de l’homme postmoderne, c’est-à-dire, le fait qu’il soit, à la fois, le produit de la nature, et le produit de l’industrie humaine. En tant que produit de l’industrie humaine, les perso-bulles sont des « perso-organes » capables de se brancher sur les flux sociaux qui les interpellent, comme c’est le cas dans sa série Peintures; en tant que produit de la nature, ce sont des « perso-énergie » qui tendent à se dissoudre dans les flux mêmes qui les forment et les composent, comme c’est le cas dans sa série Encres; et, enfin, en tant que conjonction de ces deux ordres, ce sont des « perso-fantasmatiques » capables de générer leur propre symbolisme, comme c’est le cas dans sa série Divagations.
Dans sa série Peintures, par exemple, Hivert explore les relations complexes qui unissent les perso-bulles en tant que « perso-organes », avec les « machines sociales » (qu’elles soient religieuses, sexuelles, spirituelles ou métaphysique) qui sont censées leur assurer une identité stable. A l’inverse, dans sa série Encres, elle déconstruit ces identités en les confrontant à l’action d’une force chaotique et décodée (la force de la tâche de couleur). Et, enfin, dans sa série Divagations, elle nous projette dans l’inconscient de ces créatures, tendues entre l’ordre de l’organe et la dissolution de l’énergie, pour mieux nous montrer, avec une inventivité hors norme, l’infinie richesse des fantasmes qui les fondent.
Telle une alchimiste, donc, Hivert nous invite à méditer d’un point de vue exotérique (avec ses « machines-organes ») sur le post-capitalisme schizophrénique tel que décrit par Deleuze et Guattari dans L’Anti-Oedipe, et d’un point de vue ésotérique (avec ses « machines énergie » et ses « machines fantasmes ») sur l’image de l’homme moderne qui, comme le prophétisait Michel Foucault à la fin de Les mots et des choses, disparaîtra bientôt, comme un dessin sur le sable…